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18/06/2013

L'ivraie du bon grain

« Et si parfois Hebdomeros se laissait aller à une confiance trop grande, cela ne signifiait point qu'il fût un naïf ou un exalté; il voulait croire; il se forçait à croire que tel ou tel homme fût intelligent; et alors il l'affirmait tout haut parmi ses amis et connaissances et cherchait à se duper lui-même; et pourtant il savait qu'au fond ce n'était pas tout à fait comme cela; dans ces gens au regard inquiet et agacé, dans ces intellectuels impuissants et dépités qui craignaient et haïssaient l'ironie et le vrai talent et hantaient certains cafés ou ils arrivaient portant sous le bras, comme une relique, le dernier volume de leur poète préféré, qui fatalement était comme eux un impuissant et un stérile constipé dans lequel ils se reconnaissaient parfaitement, mais que le sort bénin et une combinaison de circonstances avaient mis en vue, lui donnant ainsi la douce illusion de la gloire, dans ces gens qui posaient alors sur la table, prés de leur café-crème, le volume adoré, tiré à quelques exemplaires numérotés, et dont chaque page en papier de Japon était maculée en son milieu par deux ou trois lignes de sottises pseudo-hermétiques et de balivernes prétentieuses, dans tous ces gens qu'il reconnaissait tout de suite à certains signes extérieurs qui ne trompaient jamais, dans tous ces faiseurs d'embarras de l'art et de la littérature, hommes au regard soupçonneux, dont la bouche n'avait jamais ri avec franchise, Hebdomeros sentait quelque chose de lié; il sentait qu'un noeud les empêchait de mouvoir librement les bras et les jambes, de courir, de grimper, de sauter, de nager et de plonger, de raconter quelque chose avec esprit, d'écrire et de peindre, en un mot de comprendre. Et souvent, dans beaucoup de gens, même parmi ceux qui jouissait dans la foule de leurs semblables d'une réputation d'intelligence, il voyait le noeud et l'impossibilité de comprendre; c'est pourquoi le noeud était pour Hebdomeros un signe infiniment plus profond et inquiétant que le signe ithyphallique ou celui de l'ancre et de la hache a deux tranchants. Les hommes-noeuds, comme il les appelait, étaient pour Hebdomeros le symbole vivant et déambulant de la bêtise humaine. Il voyait d'ailleurs la vie comme un énorme noeud que la mort déliait; pourtant, il considérait aussi la mort comme un noeud refait que la naissance déliait à son tour; le sommeil était pour lui le double-noeud; le déliement complet du noeud résidait selon lui dans l'éternité se trouvant en dehors de la vie et de la mort. » Hebdomeros, Giorgio de Chirico



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