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15/01/2014

sans titre 2

C'est seulement au deux tiers du parcours que le monolithe fut brusquement recouvert de brume; un simple nuage absolument inoffensif et flottant dans le ciel bleu comme une pensée solitaire avait suffit pour noyer la visibilité et la limiter a l'extrémité du corps des grimpeurs; le sentiment pathologique contre lequel Noria luttait a chaque traction sur la paroi avait atteint son point culminant; elle se sentait a bout de force, comme pétrifié par un vide qui l'envahissait et emprisonnait toutes son intensité musculaire a l'intérieure, et au-delà d'elle-même; elle regretta la sensation du vide visible qui l'avait soutenu durant toute la montée.

L'oncle qui était perdu en amont dans le brouillard épais, certainement en sécurité a la lisière de la névé qui chapeautait le sommet, sentit par la tension de la corde que Noria se crispait.

Un long moment, pour se détendre, elle se représenta la lèvre de glace comme un objet solide qu'elle aurait put pincer, agripper a pleine main sans rien désirer d'autre, tant ces doigts n'en pouvaient plus de ne tenir que du vide; et quand la brume vint jeter une difficulté nouvelle sur le cours de l'ascension, Noria par tous les moyens lutta contre le désespoir, s'en défendit autant qu'elle put, mais se rendit vite compte qu'elle ne pouvait pas compter sur la certitude défiante de la veille face a la harpie; elle se découvrit nue, pur et simple néant, non-être sans force et sans raison d'exister, sans arme a opposer au siphon de l'angoisse, s'était comme si sa visée existentielle fondamentale s'était rétractée, comme si elle avait été atteinte d'un dégoût extrême pour l'existence et ses projets, et elle sentie que sa route s'achèverait ici; elle finit par se vider de toute sa substance en restant accrochée a la paroi et par se figer dans une posture proche de la raideur cadavérique; en peu de temps la brume la recouvrit d'une pellicule de diamant; elle eut envie de dormir, de tout renvoyer a la nostalgie du rêve, d'en finir avec toute cette folie en lui donnant la consistance d'une irréalité dont son esprit était sans force pour ne pas croire qu'elle était réelle; et en outre son oncle le lui interdisait en tirant par petites secousses saccadées sur la corde; elle eut envie de tout brouiller dans la folie de faire une boule de papier de ce pic et de souffler dessus pour qu'il disparaisse; elle eut envie d'en finir avec son expérience, avec sa vie, sa souffrance, son désir était soufflé comme une bougie par épuisement, et le sentiment de se sentir piégée, et elle était tellement épuisé, tellement au bords de toutes ses limites sensuelles, physique et psychologique qu'elle en aurait bien aussi fini avec la vie même; et maintenant la visibilité qui déclinait encore avec sa volonté de vivre qui s'échappait d'elle comme l'air et la pression d'un pneu crevé, c'était le comble, la mort assurée; a travers la palpitation cardiaque qui résonnait comme le tambour des galères dans ses oreilles, elle entendit son oncle très éloigné lui crier: « change de place!! »

 

Noria gardait les yeux grand ouvert sur la roche qui collait a son visage, comme si elle avait scruté dans son ombre sa propre silhouette d'hier quand elle était a l'abri a l'hôtel, mais ne vit rien venir et pensa qu'elle devenait folle; mais l'idée la troubla et elle ne sentie même pas qu'elle lâchait prise; elle ne savait plus commander a son corps; agripper et lâcher étaient devenus indiscernables pour elle mais pas pour la gravité et son corps bascula du coté opposé a la prise en vacillant comme une porte qui claque et se dégonde; prise de panique elle agita le bras dans le vide pour rétablir l'équilibre, mais une seconde fois elle entendit son oncle lui crier : « renonce! »; immédiatement elle se figea et laissa le peu de force qui lui restait la fuir; la prière Tehuelche lui revint en mémoire, et soudain la pierre fut plus légère que le ciel et son corps plus souple que les flammes des habitants de la terre de feu.

 

Elle parvint a nouveau a s'agripper a la paroi et peu après une main jaillit du brouillard; elle était parvenue a la névé; « Maintenant tu es la vie éternelle, celle qui se déploie au-delà d'elle même en se renonçant dans le temps » ; Édouard hissa sa nièce jusqu'à une niche sous le champignon de glace ou ils bivouaquèrent une dernière fois face au soleil qui semblait ne plus tourner autour de rien d'autre qu'eux.

 

 

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